En «SIGILA – Revue Transdisciplinaire franco-portugaise sur le secret», 45, Paris, Printemps-Été, 2020.

Carlos Vidal, Invisualidade da pintura. Uma história de Giotto a Bruce Nauman, Lisboa, 2015 (Edições Fenda).

 Invisualidad de la pintura. Una historia de Giotto a Bruce Nauman, Madrid, 2018 (Brumaria). 

Les deux beaux volumes de ce livre, paru en 2018 aux éditions Brumaria, à Madrid, contiennent la traduction en castillan d’un livre de Carlos Vidal, paru à Lisbonne en 2015. Il s’agit d’un long essai (près de mille pages) sur l’histoire de la peinture – et d’autres arts visuels – depuis Giotto jusqu’au temps présent.

Le titre, Invisibilité dans la peinture (le mot portugais invisualidade n’ayant pas d’autre traduction en français) semble paradoxal, car le lecteur est confronté de prime abord à cette contradiction apparente : comment comprendre l’évolution d’un art visuel par excellence à partir de son «invisibilité» ? – Il faut donc surmonter ce paradoxe, en se rendant compte qu’il y a des espaces subjectifs et mystérieux, chez le peintre comme chez celui qui regarde la peinture, et que dans tout regard il y a une part d’invisible.

Certes, l’appréhension globale du sens d’un œuvre d’art diffère d’une personne à une autre, d’après leur façon d’être au monde, le biais de leur regard, les ingrédients de la culture et les traits dominants du caractère. Le regard de l’autre nous est d’ailleurs inscrutable, ce qui nous condamne à une espèce de solipsisme sensoriel. Il y a donc une part d’invisibilité inhérente à tout ce qui est visible, et qui se faufile dans l’espace de l’attention, de la perception, de l’interprétation, et même de la critique de celui qui regarde.

Dans ce livre complexe, aux méandres pleins de codes et d’allusions, Vidal fait appel à la science, à la philosophie, à la politique et même à la religion, en adoptant une méthode transdisciplinaire. Des aspects multiples d’analyse s’y croisent. De même que la vérité du monde, la vérité de l’œuvre d’art est, en dernier ressort, indicible. Vidal emprunte à Alain Badiou l’idée que l’évènement se produit à partir d’une «zone blanche de l’Être», et prétend qu’on peut en dire autant de l’œuvre d’art : à partir de «zones blanches» se manifeste l’indiscernable qui accompagnera l’objet artistique.

Par delà de ce qui est représenté sur un tableau (contours, couleurs, perspective, luminosité. ombres), le regard que nous portons sur lui, mélange de fantaisie et de réflexion, de surprise et de désir, peut déplier dans notre imaginaire plusieurs couches de représentations et nous faire accéder à ces espaces imprévisibles «de l’invisibilité de la vérité et de l’invisibilité de la peinture» (Vidal, op. cit.). D’ailleurs, d’après le mot du philosophe Henri Maldiney, «le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours là» (Bulletin do Collège International de Philosophie, Paris, 2015).

L’énigme de ce livre est peut-être bien explicitée par un des tableaux qui y sont analysés et reproduits : L’annonciation, de Francesco del Cossa. On y voit, glissant sur les dalles entre l’ange et la madone, un colimaçon gigantesque qui, de ses yeux redressés, contemple la scène représentée. Son regard secret, issu de la nature la plus profonde, se porte sur l’événement solennel qui s’y déroule et qui, pour le monde chrétien, devra couper le temps en deux parties et inaugurer une ère nouvelle. Ce regard ineffable, qui voit autrement que nous, accorde un sens cosmique à ce qui est dépeint sur cette toile, et illustre à merveille l’invisibilité que toute représentation visuelle contient en latence, cette opacité derrière le visible.

Une remarque finale : ce livre, dont le texte nous parle de sept siècles d’histoire de l’art en occident, est doué d’un pouvoir didactique admirable (d’où sa parution récente en Espagne). Son auteur, Carlos Vidal, professeur de beaux-arts à Lisbonne, doué d’une grande érudition et d’un vif sens critique, est en même temps historien de l’art, artiste et pédagogue.

António Vieira